Devenir parent d’un enfant handicapé
Devenir parent d’un enfant handicapé
Une affaire d’homme, de femme, de couple, d’enfant et de société
par Régine SCELLES
Une partie seulement de cet article est reproduit ci-dessous. Le lecteur pourra retrouver la totalité de cet article disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=INSO&ID_NUMPUBLIE=INSO_132&ID_ARTICLE=INSO_132_0082
”Le temps s’est arrêté, en un instant toute ma vie s’est effondrée…” Pour les parents d’un enfant handicapé, la blessure est profonde. Elle vient bousculer en un instant passé et avenir, image de soi et image de l’autre, et met à jour la culpabilité et l’impuissance. Pour faire le deuil de ce qui ne sera pas, le regard des soignants et des proches est décisif. Il s’agit de permettre au couple d’élaborer une manière d’être ensemble.
On ne naît pas parent d’enfant atteint d’un handicap, on le devient, et on ne le devient pas tout à fait de la même manière selon qu’il s’agit d’un premier enfant ou d’un puîné. Par ailleurs, aucune recherche systématisée n’a prouvé que le taux de divortialité des jeunes couples ayant un enfant handicapé était significativement plus important que dans la population tout venant des jeunes parents. Malgré ce manque de preuve, l’idée selon laquelle la venue d’un enfant handicapé provoquerait la séparation du couple parental reste tenace. Le travail d’accompagnement auprès de tout-petits atteints d’un handicap et de leurs parents montre que la venue d’un enfant handicapé interroge, certes, de façon particulière les liens du couple et ceux avec la famille élargie, révèle des problèmes familiaux ou conjugaux préexistants, mais n’est-ce pas tout de même un peu le cas de toutes les naissances ? Par ailleurs, cette situation rappelle que pour “faire” un parent, il faut un homme, une femme, un enfant et une culture, une société qui reconnaît et qui donne, ou non, valeur et légitimité à ces liens et à leurs protagonistes.
(…)
Le travail auprès d’enfants handicapés et de leurs parents montre que la nature du handicap et sa lourdeur ne permettent en aucun cas d’expliquer les différences entre couples dans la manière de co-construire, avec leur enfant handicapé, leur vie. En effet, certains couples s’enfoncent dans la dépression, se murent dans un isolement mortifère, alors que d’autres font preuve d’une énergie créatrice qui leur permettra de continuer à vivre dans de bonnes, voire dans de meilleures conditions qu’auparavant. Par ailleurs, la manière dont cet enfant est accueilli par la famille élargie, par les “autres” professionnels, a un impact déterminant sur le devenir de ces couples parentaux et sur celui de leur enfant.
La culpabilité parentale exprimée si souvent à propos du handicap de leur enfant, qui s’appuie ou non sur des éléments de la réalité (transmission génétique, activité fatigante durant la grossesse, mésentente parentale…), masque parfois une blessure narcissique (je ne suis bon à rien, je n’ai pu faire un enfant en bonne santé, ni donner un enfant en bonne santé à mon amant(e)). Ce vécu de responsabilité dans l’atteinte peut transitoirement permettre aux parents de se sentir acteurs et les aider à inscrire leur enfant dans leur histoire.
Le couple parental
Le chemin de la rencontre, de la reconnaissance et de l’attachement mutuels entre parents et enfant handicapé est long, aléatoire, fait d’aller et retour. Dans un premier temps, il s’agira de rencontrer non “un handicap », mais un enfant qui porte le prénom choisi avant sa naissance (processus d’humanisation). Par la suite, les parents devront parvenir à penser : c’est mon enfant et il me reconnaît comme étant son parent (processus de “parentification”). Enfin, avec le temps, de bonnes expériences, d’heureuses rencontres, ils commenceront à imaginer qu’ils pourraient devenir de “bons” parents pour cet enfant-là qui, dès lors, pourrait être un “bon” enfant pour eux-mêmes.
Si chaque membre du couple trace ce chemin et y avance à son rythme et à sa manière, il s’agit, dès le départ, de poser les bases d’une co-parentalité, en faisant place à la mère et au père dans les spécificités de ce qu’ils vivent. Ceci parce que l’oubli, l’abandon danslequel est laissé ou se sent laissé le père peut avoir des consé- quences dramatiques. En particulier, il peut conduire à l’instauration d’une relation fusionnelle mère-enfant dommageable pour tous. Pour éviter cela, il s’agit de favoriser une évolution de la triade primitive vers une relation à trois, au sein de laquelle chacun existe comme sujet avec une fonction différente pour le père, la mère et l’enfant. Un parent ayant donné naissance à un enfant porteur d’un handicap est atteint de trois façons dans ses assises narcissiques : narcissisme lié au statut de père ou de mère, d’amant(e), et de fils ou de fille de ses propres parents. Il se demande comment inscrire cet enfant dans sa propre lignée sans rompre avec la loyauté filiale (cet enfant est-il digne de mes parents et de ce qu’ils m’ont donné ?). S’il n’y parvient pas, il peut se défendre en rejetant la “faute” sur la lignée de l’autre, en particulier en cas de maladie génétiquement transmise. L’homme, l’amant peut souffrir de ne pouvoir aider sa femme, de la voir souffrir ; il se sent douloureusement inutile, impuissant et souvent coupable. Par ailleurs, il arrive encore trop souvent qu’il soit chargé d’annoncer à sa femme l’existence d’une pathologie chez leur enfant. S’il ne trouve pas d’humains à son écoute, il peut fuir, se punir (avoir un accident, se montrer sous son plus mauvais jour…), faute de pouvoir envisager la manière d’affronter la situation. De son côté, la mère, qui peut s’en vouloir de ne pas avoir pu offrir un bébé gratifiant à son amant, peut chercher à le protéger de ce traumatisme, à réparer la “faute” en assumant au maximum, seule, son enfant. Voulant protéger son amant, le père de cette douloureuse réalité, elle déclenche parfois chez lui un mouvement de jalousie (elle résiste mieux que moi, elle sait mieux faire…). Ainsi, croyant l’aider, elle risque de nuire à la création du processus de paternité et à celui de la coparentalité. Les soignants renforcent ce processus aux effets désastreux en faisant alliance avec la mère, en la confortant dans le fait qu’elle est seule à pouvoir ou à devoir assumer son enfant.
Prendre place dans l’histoire : vivre le présent et se projeter dans l’avenir
Pour le père, comme pour la mère, l’impact de l’annonce peut réactiver un traumatisme anciennement vécu dans un effet d’après-coup. Ainsi, depuis la naissance de son enfant prématuré, une mère dit être obsédée par un avortement effectué trois ans auparavant. Alors qu’elle se souvient que cette intervention s’était déroulée dans de bonnes conditions, tout se passe comme si, à la faveur de cet événement, tous les affects ambivalents vis-à-vis de cette grossesse interrompue étaient réactivés. S’agit-il d’une reconstruction du passé à la lueur du présent ou d’une reviviscence d’affects passés, gelés, n’ayant pas accédé, en leur temps, à la conscience ? Ou encore parle-t-elle des souffrances de cet avortement pour ne pas avoir à élaborer ce qu’elle ressent par rapport à ce bébé qu’elle vient de mettre au monde ? Le passé prend un sens différent à la lueur du présent, le présent s’inscrit dans un instant figé et le devenir est impensable. Passé, présent et futur se télescopent pour ne former qu’un présent qui pèse sur les parents comme une chape. “Le temps s’est arrêté. En un instant, toute ma vie s’est effondrée,rien ne sera plus pareil. J’ai vu toute ma vie défiler. C’était il y a cinq ans et c’est comme si c’était hier.” Certains parents ne veulent ni ne peuvent parler du handicap, car en parler reviendrait à le faire exister. Ils essaient également de faire en sorte de ne plus penser, de ne plus rien sentir dans une tentative désespérée d’annuler magiquement ce qui vient de se passer. La mère, le plus souvent, met alors toute son énergie pour maintenir cet état d’anesthésie : “Je ne voyais plusrien. Par contre, je revois mon bouquet de roses sur ma table.” Face à ce chaos, cette femme tente de fixer des détails pour ne pas percevoir l’ensemble de l’événement et ne pas prendre la mesure de ce qui vient d’arriver.
L’adoption de l’enfant
Lorsqu’il est atteint d’un handicap, tout se passe comme si l’enfant renvoyait ses parents à leurs angoisses de mort et de castration, au lieu de soutenir l’illusion narcissique nécessaire à l’opération symbolique et au projet d’adoption. Ils ne se sentent pas gratifiés par ce nourrisson si différent de celui dont ils avaient rêvé et qui peut être vécu comme mettant au grand jour ce qu’ils auraient voulu cacher (une consanguinité, un père alcoolique, une mésentente…) : ils ne peuvent ni ne veulent se reconnaître en lui. C’est pourquoi, avant de pouvoir être pensé, le bébé avec un handicap est perçu comme un objet inattendu, non reconnaissable. Or, la surprise est fondatrice de la parentalité, lorsque la gestion de l’inconnu ne dépasse pas les capacités de contenance parentale. Si tel est le cas, les deux parents ou l’un d’eux auront/aura besoin de s’appuyer sur un autre humain pour ne pas être trop envahi(s) par une émotion haineuse à l’endroit de l’enfant
(…)
En conclusion…
Devenir parent suppose de prendre le risque de la rencontre, de commettre des erreurs, et de mettre en œuvre des mouvements de créativité qu’il convient de ne pas entraver. Évidemment, lorsque l’enfant est atteint d’un handicap, il peutsoulever chez ses parents mais également chez leurs proches et parfois chez les professionnels des mouvements d’inquiétude, d’incertitude, de peur, quand ce n’est pas de peur panique ou de sidération. Face à cela, les proches, les soignants doivent se montrer contenants, rassurants, tout en laissant aux parents le temps de construire, à leur manière, à leur rythme, les liens avec leur enfant. Parents et enfants doivent trouver les conditions pour se découvrir, s’étonner, sans que le savoir technique des professionnels ne gêne le déploiement de la créativité parentale et enfantine. En effet, une part des souffrances des familles de l’enfant porteur d’un handicap tient au jugement porté par l’entourage sur la pathologie et pas seulement aux effets directs de l’anomalie sur eux. Les parents et leur enfant handicapé doivent être aidés, qu’ils décident d’élever l’enfant, de le confier à l’adoption ou d’interrompre la grossesse en cas de détection du handicap en anténatal. Ceci, non seulement au moment de la décision, mais également par la suite, par exemple lors d’une nouvelle naissance ou d’un autre événement traumatique qui viendrait réveiller les affects liés à la naissance de l’enfant handicapé. Être aidés, certes, mais comme ils le souhaitent et au moment où ils le souhaitent. ■
Leave a Reply