112017Mai

Injonctions parentales : les paroles qui forgent un destin

Injonctions parentales : les paroles qui forgent un destin

On aurait tort de croire que les paroles s’envolent. Il est des mots qui s’attaquent à l’intégrité même de la personne. Trois psychologues, Christian Besnard, Pierre Lassus et Jacques Lecomte nous apportent leur éclairage sur ce que certains appellent « l’injonction parentale » ; certaines paroles ou menaces que profèrent les parents peuvent être perçues par les enfants, inconsciemment, comme des ordres.

Adolescente, on me disait toujours que j’étais une pute. Comme d’autres anciennes prostituées qui cherchent à dénouer les fils douloureux de leur passé, Suzanne raconte comment ses parents la « traitaient » régulièrement de pute quand elle était adolescente.

Que s’est-il passé dans le psychisme de cette jeune femme pour qu’elle intègre ces mots d’une grande violence, au point de s’auto-détruire dans la prostitution ?

Pour Christian Besnard, psychologue près la Cour d’appel de Rennes et psychologue hospitalier, derrière le mot « injonction », figure l’obligation.
Inconsciemment, l’enfant se sent un devoir psychique de se conforter au désir de son parent. Le psychologue estime, d’ailleurs, qu’il s’agit davantage d’une injonction paradoxale, c’est-à-dire d’une information et de son contraire.

En effet, le père ou la mère dit implicitement à sa fille : j’aimerais tant que tu ne finisses par sur le trottoir, mais si tu continues à t’habiller d’une façon que j’estime vulgaire et choquante, c’est qui risque de t’arriver.

Le parent transmet donc un double message qui perturbe l’enfant ; comme il ne peut pas remettre en question cette information “paradoxale”, il y souscrit.
Mais une parole lancée en l’air ne suffit pourtant pas à sceller le destin d’un enfant. Pour Christian Besnard, seule l’injonction récurrente est contaminante et dangereuse pour l’enfant.

Pour sa part, Jacques Lecomte, docteur en psychologie et chargé de cours à l’université de Paris X, parle de prophétie auto-réalisatrice.
Ce que je crois je le crée souvent, ce que je crains je le crée également souvent, affirme-t-il. Ainsi, un enfant à qui son parent répète qu’il est nul risque fort de ne pas s’intéresser aux études et donc d’avoir de mauvais résultats scolaires, précise ce dernier.

L’enfant reçoit un scénario de vie

Que se passe-t-il donc dans le psychisme des parents pour qu’ils transmettent des messages aussi destructeurs ?

Pour Pierre Lassus, psychothérapeute et directeur de l’Union française pour le sauvetage de l’enfance (UFSE), l’analyse transactionnelle a mis en évidence ce que l’on appelle des scénarios de vie ; comme les bonnes et les mauvaises fées se penchent sur le berceau du bébé, les parents peuvent projeter sur leur enfant, d’une façon consciente ou inconsciente, un scénario qui peut devenir soit une comédie, soit une tragédie. Dans ce dernier cas, l’enfant devient ainsi porteur de la face obscure du parent.

L’enfant à qui le parent prédit qu’il finira prostitué, clochard… reçoit une injonction parentale de rater sa vie. Ainsi, le parent éprouve une jouissance masochiste : ‘je te l’avais bien dit ; tu n’as pas répondu à mon attente ; alors, il faut que tu le paies’. Le parent a jeté un sort maléfique sur son enfant.Pierre Lassus rappelle qu’un parent suffisamment bon, pour reprendre les termes de Donald Woods Winnicott, respecte la règle des trois P : il protège l’enfant, pourvoit à ses besoins et lui permet de devenir adulteDans le lien psychique qui s’établit entre le parent et son enfant, cette permission d’être soi n’est pas toujours évidente. Au lieu d’aider l’enfant dans la construction de sa personnalité, le parent attend qu’il satisfasse ses attentes conscientes et inconscientes, dont certaines sont fortement empreintes de masochisme.Si je ne veux pas que ma fille finisse prostituée, estime Pierre Lassus, je peux simplement lui dire : ‘je n’aime pas la façon dont tu t’habilles’, sans pour autant la menacer de finir sur le trottoir.

Un milieu social défaillant

Pour se construire, les enfants ont besoin de s’identifier à leurs parents. Dans un milieu familial défaillant, le jeune n’a pas d’autre possibilité, pour se sentir exister, que d’être confronté au désir piégeant et destructeur de son parent, explique Christian Besnard. Comme il se sent coupable et honteux de la violence exercée contre lui, il pense en être responsable ; si ma mère pense que je suis une pute, c’est que c’est vrai et que c’est de ma faute.
Si l’enfant trouve, hors de sa famille, un adulte qui constitue un modèle positif d’identification, il sera moins contraint de se plier au discours parental.

Une sexualité honteuse

Dans certaines familles, les jeunes filles sont considérées comme des « salopes », des « moins que rien » si elles affichent un désir d’autonomie et une volonté de s’épanouir. Elles sont alors dévalorisées dans leur sexualité qui est jugée dégradante, honteuse.
Des pères peuvent ainsi dire à leur enfant : si tu n’acceptes pas la place que moi, ton père, je t’assigne, tu es maudite ; tu n’existes plus pour moi, précise Christian Besnard.

La jeune fille éprouve alors un terrible sentiment d’abandon et de rejet. La seule façon qu’elle a de se prouver qu’elle existe vraiment aux yeux de son père, c’est de répondre à son ‘désir paradoxal’ et de devenir effectivement prostituée, estime Christian Besnard.

Pour Pierre Lassus, la jeune fille a deux possibilités : soit elle accepte d’être la femme soumise au pouvoir du père, soit elle se met dans la situation qu’il a prédite. Pour se venger, lui faire du mal et s’auto-punir, elle devient effectivement prostituée.

L’enfant intègre psychiquement que son parent l’imagine faire le trottoir. On peut imaginer les relents d’inceste qui sous-tendent ces injonctions, précise Pierre Lassus. En effet, la personne prostituée peut être potentiellement disponible pour son père, en tant que client. La mère qui profère de telles menaces délègue à sa fille la fonction d’être disponible pour son père, conclut le psychothérapeute.

Probabilité n’est pas déterminisme

Même si beaucoup de personnes ont régulièrement entendu leurs parents les menacer de ‘finir sur le trottoir’, toutes ne sont pas pour autant devenues prostituées, constate Jacques Lecomte ; ce dernier se refuse donc à confondre facteur de risque et facteur déterminant. Ces personnes qui ont subi ces ‘injonctions parentales’ courent un risque plus important de devenir prostituées. Toutefois, probabilité plus importante ne signifie pas déterminisme.

Ainsi, vous avez évidemment une probabilité plus importante de gagner au loto si vous avez joué, mais le fait d’avoir joué ne vous donne aucune certitude de gagner.
Jacques Lecomte, qui a écrit sur la résilience, établit un parallèle avec la maltraitance : La plupart des parents maltraitants ont été des enfants maltraités mais très peu d’enfants maltraités deviennent des parents maltraitants.

Ce constat permet aujourd’hui de briser l’idée d’une reproduction inter-générationnelle quasi-sytématique. Elle n’existe que pour une minorité d’enfants maltraités.

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