252016Nov

Les non-dits, s

 Article édité sur psychologie.com / Isabelle TAUBES

Quelle famille n’a pas ses secrets ?

Pourtant, petits ou grands, ils risquent d’engendrer de lourds conflits familiaux et individuels qui pèsent sur plusieurs générations.

Helge, honorable bourgeois, fête ce soir ses 60 ans. Réunion de famille, ambiance joyeuse, dîner au champagne. Christian se lève.  » Je voudrais proposer le premier toast. Après tout, c’est mon devoir de fils aîné. […] C’est une sorte de “discours de vérité”. Je l’ai intitulé : “Quand papa prenait son bain”. […] Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais papa était un maniaque de la propreté. Il emmenait Linda et moi dans son bureau. Il avait d’abord une chose à régler. Il verrouillait la porte, baissait les persiennes et allumait une jolie petite lampe. Il enlevait sa chemise et son pantalon et nous devions en faire autant. Il nous allongeait sur la banquette verte, qu’on a jetée depuis, puis il nous violait. Il abusait de nous sexuellement. Il avait des rapports sexuels avec ses chers petits. A la mort de ma sœur (ndlr : elle s’est suicidée il y a juste un an), j’ai réalisé que Helge était un homme très propre, avec tous ces bains. J’ai donc pensé qu’il fallait partager ceci avec la famille. Des bains été comme hiver, au printemps, en automne, matin et soir. « 

“Festen”, le film exemplaire de Thomas Vinterberg, illustre à merveille ce qui définit un secret de famille : un savoir commun mais que l’on ne partage pas avec les autres membres de la tribu.

Nul ne sait jamais qui sait quoi exactement.

Aussi, il crée une dynamique particulière au sein du groupe et engendre de lourds conflits, familiaux et individuels, qui se répercutent sur plusieurs générations.

Toutes les familles abritent des secrets.

Petits ou grands, ils ont toujours des conséquences. Leur gravité réside dans  » l’importance du secret, mais aussi dans l’insistance mise en œuvre pour le préserver « , observe le psychanalyste Gilbert Maurey (auteur de Secret, secrets, De Boeck université, 1998).

Quand le clan familial s’impose le silence sur un événement, communiquer devient finalement impossible. C’est ainsi que, porteurs de nos passés occultés, de nos bouts de mémoire manquants, les secrets de famille deviennent les maîtres silencieux de nombreux destins.

On tait ce dont on a honte

 » Durant toute mon enfance, j’ai eu des crises d’angoisse terrible, se souvient Nadine, 35 ans. J’avais peur d’être enterrée vivante. Or, récemment, j’ai appris que cela était arrivé à mon arrière-grand-père pendant la guerre de 14-18. Cette mort atroce avait été cachée : “Il avait succombé en héros sous les balles ennemies”, racontait la légende familiale. « 

 » Les contenus des secrets de famille touchent essentiellement la mort, les origines, la sexualité, la stérilité, le divorce, la maladie mentale, le handicap, les transgressions morales et/ou juridiques, les revers de fortune « , observe Sylvie Angel, psychanalyste, directrice du Centre Monceau, à Paris, spécialisé dans les thérapies familiales.

Tout ce qui peut entacher l’image qu’une famille a d’elle-même, tout ce qui n’aurait jamais dû exister, tout ce dont on a honte. Même s’il s’agit d’un fait anodin. Ainsi, Camille a dû attendre l’âge de 30 ans pour apprendre que, lorsqu’elle en avait 4, elle avait été confiée quelques mois à sa tante.  » Ma mère, malade, avait été hospitalisée. Puis, elle avait eu honte de révéler qu’elle avait failli à sa “mission” de mère parfaite en “m’abandonnant” à sa sœur. « 

Le  » secret des secrets « , c’est l’inceste. Mais on dissimule aussi la double vie de papa, l’homosexualité de tonton… Des parents n’acceptant pas leur stérilité tairont à leur enfant qu’il est né par insémination artificielle, ou qu’il a été adopté. Par souci de respectabilité, on ne racontera pas que le petit dernier est un enfant adultérin. On cachera l’existence de tante Adèle, qui s’est déroulée entre les murs d’un hôpital psychiatrique. Autrefois, on rayait purement et simplement de l’arbre généalogique les enfants morts en bas âge.

Avec le temps et l’évolution des mentalités, le contenu des secrets de famille a changé. Exemple : les filles mères que l’on montrait du doigt deviennent d’honorables mères célibataires qui ont courageusement décidé d’élever seules un enfant.

De même, au hit-parade des secrets, ce n’est plus la syphilis qui l’emporte, mais le sida.  » Certains de mes patients dont l’un des parents est mort du sida ne l’ont appris que plus tard, raconte Sylvie Angel. Un secret qui, automatiquement, soulève d’autres questions : “Mon père était-il bisexuel, toxicomane ? Comment a-t-il pu contracter la maladie ?” »

Le secret est contagieux

Le prénom, porteur d’un secret de famille ?

Un cas rare, relevé par la thérapeute Anne Ancelin Schützenberger (1). L’un de ses patients était dépressif : son jeune frère, Luc, venait de mourir d’une overdose. En établissant un arbre généalogique, ils constatent que 14 de ses cousins s’appellent Luc, Lucien, Lucie, Lucienne… dont 9 sont morts jeunes par accident ! Ils découvrent aussi qu’un siècle plus tôt son ancêtre Lucien avait été adopté ainsi qu’une petite fille, Maria. Mais la famille, trop pauvre, avait dû se séparer d’elle. Plus tard, Lucien a retrouvé Maria et l’a épousée. Pourquoi tous ces décès ? C’est comme si la famille avait voulu se  » punir  » inconsciemment de cet  » inceste « , non pas réel mais généalogique, affirme Anne Ancelin, à l’origine de la théorie du  » syndrome d’anniversaire  » expliquant ce genre de répétitions.

 » Virginie interrompait constamment la tétée de son bébé, raconte le psychanalyste Serge Tisseron. Dès qu’il commençait à boire son biberon, elle lui retirait la tétine de la bouche en disant : “Arrête, tu vas t’étouffer !” Après un moment de surprise, le bébé pleurait. La mère lui rendait alors le biberon, puis le lui retirait à nouveau précipitamment, en répétant : “Tu vas t’étouffer !”. Il en était ainsi à chaque tétée.  » Dans les faits, le grand-père maternel de Virginie était mort étouffé et ce drame avait été tenu secret. Mais sa propre mère l’avait commémoré, à son insu, en venant vérifier chaque nuit, quand Virginie était enfant, si elle ne s’étouffait pas avec ses couvertures. D’où les angoisses que celle-ci projetait, adulte, sur son bébé et qui se traduisaient par sa façon de le nourrir. Cependant, en procédant ainsi, elle ancrait en lui une crainte, non de l’étouffement, mais du manque (crainte qu’il léguera sans doute à sa descendance sous la forme de la peur de manquer d’amour, d’argent, de nourriture…).

Une jeune femme  » jolie et bien mariée « , mais frigide et obsédée par la crainte que sa petite fille prenne froid, consulte le psychanalyste Claude Nachin. Le grand-père de cette femme  » en froid avec le froid  » était mort noyé dans l’eau glacée lors d’un voyage avec sa maîtresse. Cette tragédie ne lui avait pas été cachée. Mais elle n’avait pu prendre la mesure de la douleur qui avait affecté sa grand-mère, ses tantes et sa mère : elles-mêmes la niaient, feignant… la froideur.  » L’amour conduit à la mort « , voilà tout ce qu’elle avait pu entendre du drame. Sa frigidité et sa phobie du froid étaient une manière pour elle de  » s’arranger  » de cette idée.

Le secret transpire par le biais d’attitudes étranges ou anxieuses des parents, par leurs petites phrases équivoques, leurs mimiques, les voix qui s’altèrent dès qu’un mot, un nom rappelant le drame caché est prononcé. Autant de micro-comportements qui parlent à l’inconscient des enfants et leur indiquent qu’il y a du secret dans l’air… Mais aussi de la souffrance.

D’ailleurs, leurs symptômes, leurs conduites pathologiques sont, selon Claude Nachin, autant de tentatives – inadaptées ! – pour soigner leurs parents et mettre fin au malheur familial. On constate aussi qu’un même secret ne touche pas de façon identique les membres de la fratrie.  » Chacun construit son psychisme, ses repères personnels, en interrelation avec ses divers proches « , explique Serge Tisseron. Ce n’est donc pas le même discours, ou le même silence, qui est envoyé à chacun.

Il traverse les générations

Martine était issue d’une lignée de filles. Comme sa mère, elle avait deux sœurs et avait déjà mis au monde une petite fille. Sa deuxième grossesse – un garçon cette fois – s’était soldée par une fausse couche tardive. Enceinte une troisième fois, d’un garçon, elle avait dû être hospitalisée dès le début du cinquième mois pour éviter un accouchement prématuré. D’où venait cette impossibilité de mettre au monde un garçon ? Prise en charge par une psychanalyste, elle a découvert que sa grand-mère maternelle avait eu un fils mort-né dont elle n’avait jamais parlé. Ce deuil non fait s’était répercuté de génération en génération.

Dans son livre Aïe, mes aïeux, la psychothérapeute Anne Ancelin Schützenberger cite plusieurs cas de transmission, à l’identique, des secrets familiaux : on dissimule l’existence d’un oncle escroc et deux générations plus tard apparaissent des petits neveux escrocs…  » Il est exceptionnel que les choses se déroulent ainsi « , assure Claude Nachin. D’ailleurs, pour que  » ça  » n’arrive plus jamais, les générations suivantes adoptent parfois des conduites aux antipodes de ceux des ancêtres. Un exemple : une femme à la cuisse légère s’est fait engrosser, pendant la Première Guerre, par un soldat qui a disparu dans la nature. Le fils était donc un enfant illégitime. Pour éviter la naissance d’autres enfants illégitimes, plusieurs des descendants ont opté, sans savoir pourquoi, pour l’homosexualité ou l’absence de sexualité.

La souffrance en héritage

Les première, seconde et troisième générations ne laisseront pas le secret transpirer de la même manière. La première, porteuse du secret, est partagée entre l’envie de se taire et le besoin d’avouer. Une attitude ambivalente qui empoisonne les relations avec l’entourage et perturbe les enfants. Comme cette femme mariée qui, découvrant, grâce à des tests sanguins, que son second fils était l’enfant de son amant, s’est employée de façon obsessionnelle à empêcher mari et enfants de recueillir une quelconque information sur les groupes sanguins par les médias. Elle éteignait la télévision ou changeait de chaîne dès qu’une émission sur le sujet était programmée. En fait, sa stratégie consistait simultanément à cacher et à montrer qu’elle cachait quelque chose.

A la seconde génération, le contenu du secret est ignoré : la  » chose  » est donc innommable. Mais l’enfant pressent le mystère et se coupe psychiquement en deux. Tandis qu’une part de lui a l’intuition de la dissimulation, l’autre essaie de se persuader du contraire (les parents n’ont pu mentir ou mal se comporter…).

Il n’est pas rare qu’apparaissent alors des troubles de la personnalité, voire des symptômes graves. Sylvie Angel se souvient d’une famille venue au Centre Monceau pour une adolescente de 16 ans, fugueuse et en pleine débâcle scolaire.  » Mutique, elle n’ouvrait la bouche que pour répéter : “Je n’ai pas confiance, je n’ai pas confiance.” Je décide donc d’organiser une séance sur le thème de la confiance. Rien ne se passe. Mais au moment de décider du rendez-vous suivant, le père demande brusquement à parler et se met à raconter un pan de son histoire, ignoré de tous : il avait eu une jeune sœur, qui s’était suicidée à l’âge de 16 ans, l’âge de sa fille. Celle-ci s’était, sans le savoir, identifiée à la disparue. Sans doute son comportement “suicidaire” avait-il été influencé par l’attitude de son père qui craignait sans cesse pour elle. « 

Heureusement, il arrive que les effets du secret sur la seconde génération soient moins dramatiques. Martine a eu son dernier fils avec son amant, un homme politique assez connu. Le mari et l’enfant, Jérôme, l’ignorent. Les années passent. Le petit devient adulte et son père  » officiel  » souhaite qu’il devienne commerçant, comme lui. Jérôme s’y oppose avec véhémence, s’acharne à entrer à l’université, et se lance en… politique. En fait, par amour pour son ancien amant, Martine avait favorisé ses ambitions et, sans s’en rendre compte, l’avait poussé dans cette voie.

A la troisième génération, le secret est encore plus toxique : d’innommable, il devient impensable. D’où souvent des problèmes plus graves (délinquance, toxicomanie, voire schizophrénie). L’individu est la proie d’émotions (dépression récurrente, angoisses rebelles, pensées suicidaires…), d’images obsédantes, de désirs qui lui semblent totalement étrangers

Briser la loi du silence

Tous les thérapeutes s’accordent sur un point : la révélation du secret ne permet pas d’en guérir. Du moins, n’est-elle pas suffisante. Certains réussissent à s’en sortir par la création artistique ou l’écriture, mais beaucoup ont besoin d’emprunter la voie thérapeutique.

On peut envisager une thérapie familiale, une psychanalyse, une psychothérapie », recommande Claude Nachin. Celles-ci consisteront à aider la personne à reconnaître les symptômes, les attitudes qu’elle s’est fabriquée pour d’autres dont elle a pris en charge les secrets honteux.  » Elle doit réaliser qu’en tant qu’adulte elle n’a plus à gérer les malheurs passés de sa famille. Et qu’il est temps pour elle d’utiliser ses ressources intérieures pour sa propre vie.  » Et ainsi reprendre en main son destin.

Tendance

Les secrets de famille, sujet à la mode ?

Au cinéma, l’explosif Festen, du Danois Vinterberg, ouvre la série : papa fête ses 60 ans et, devant la famille réunie, Christian, le fils aîné, révèle l’impensable… Dans les pays nordiques, ce film enregistrera autant d’entrées que “Titanic” !
Dans Beloved, tiré du roman de Toni Morrison (10-18), Jonathan Demme (“le Silence des agneaux”) s’attaque à un double secret : l’esclavage, tâche sombre de l’histoire américaine, et le meurtre de Sethe, ancienne esclave qui a tué sa fille, Beloved. Le passé enfoui resurgit quand le fantôme de Beloved s’incarne en une énigmatique jeune femme…
Présenté à Cannes en mai : Pola X de Léos Carax, avec Guillaume Depardieu et Catherine Deneuve. A la veille de son mariage, un jeune homme découvre qu’il a une demi-sœur. Révélation qui l’amène à rompre avec sa famille et sa fiancée.

Les romans ne sont pas en reste…
Dans les coulisses du musée (LGF), Kate Atkinson prend le parti de faire rire sur les pensées secrètes et les agissements inavouables de la famille Lennox.
Dans Peau de fesse (Fayard), François Frain nous présente une mère (la sienne ?) mythomane et fantasque qui a décidé d’élever son petit garçon comme s’il était une fille. Une conduite insensée s’expliquant par un secret entourant la naissance de sa fille aînée. Enfin, le très  » hollywoodien  » roman de Judith Krantz, Les Bijoux de Tessa Kent (Lattès). Quand sa fille Maggie naît, Tessa n’a que 14 ans. Ses parents élèvent la petite comme leur propre enfant. Tessa devient une star du cinéma et Maggie une adolescente fan de celle qu’elle croit être sa sœur…

Secrets, mensonges et célébrités

– C’est à l’âge de 20 ans que le poète Louis Aragon a appris que sa sœur aînée était en réalité sa mère… Et que son  » parrain  » – un illustre serviteur de la République, déjà chef de famille – était son père. Pour éviter le scandale, les grands-parents maternels de Louis se sont fait passer pour ses parents. L’aveu est survenu au moment où Aragon, jeune soldat, partait pour la guerre :  » Mon père força ma mère à me dire qu’elle n’était pas ma sœur parce qu’il ne voulait pas que je pusse être tué sans savoir que j’avais été une marque de sa virilité. « 

– Scénario sensiblement identique pour l’acteur Jack Nicholson : il a longtemps cru que sa grand-mère maternelle était sa mère et sa mère, sa sœur.

– Lourd secret également pour le comédien Daniel Prévost. Il n’a appris que récemment, à la cinquantaine, le nom de son père, obsessionnellement tu par une mère refusant de se souvenir qu’elle avait aimé un Algérien, un Kabyle. Cette histoire douloureuse ( » Son mutisme m’étouffait depuis ma naissance « ) et ses retrouvailles avec sa famille paternelle, Daniel Prévost vient d’en faire un roman, Le Passé sous silence (Denoël).

– La romancière Anne Wiazemsky, petite-fille de François Mauriac, vient, elle aussi, de révéler son secret familial dans Hymnes à l’amour (Gallimard) : à la mort de sa mère, elle a découvert, dissimulé dans ses archives, le testament de son père décédé trente ans plus tôt. Il exigeait qu’un disque de sa collection, “Hymne à l’amour” d’Edith Piaf, soit envoyé à une certaine Maud Jacquet, à Genève. La femme qu’il a aimée et dont il a été aimé ! Une vérité que son épouse avait préféré tenir secrète…

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